Essai sur la dialectique éristique
ou
Trois fois douze stratagèmes pour en finir avec la thèse de l'adversaire Volume I Par Francois Noel de Voltaire
Imprimé aux despens de l'auteur et se vend
A PARIS
A l'Académie Royale de France, Au palais,
Vis à vis la porte de l'Eglise de la Ste Chapelle
à l'image S. Loiiis.
Avec le privilège du Roy
Préambule La dialectique traite des rapports entre deux estres rationnels dont les pensées s’accordent, mais qui dès qu’elles cessent de s’accorder comme deux horloges marquant la mesme heure, créent une controverse,un combat intellectuel. En tant qu’estres purement rationnels, les individus devraient pouvoir s’accorder. Le désaccord survient de la différence essentielle à leur individualité. La logique, science de la pensée, science des procédés de la raison pure, devroit a priori estre capable de pouvoir s’établir. La dialectique, en général, ne peut estre construite qu’a posteriori, à partir de la connaissance empirique des différences entre deux individualités rationnelles que doit souffrir la réflexion pure, et des moyens qu’utilisent ces individualités l’une contre l’autre pour montrer que leur pensée individuelle est pure et objective.
La dialectique éristique est l’art de la controverse, celle que l’on utilise pour avoir raison (per fas et nefas). On peut en toute objectivité avoir raison, et pourtant aux yeux des spectateurs, et parfois pour soi-mesme, avoir tort. En effet, si un adversaire réfute une preuve, et par là donne l’impression de réfuter une assertion, il peut pourtant exister d’autres preuves. Les rosles ont donc été inversés : l’adversaire a raison alors qu’il a objectivement tort. Ainsi, la véracité objective d’une phrase et sa validité pour le débatteur et l’auditeur sont deux choses différentes.
D’où vient ce comportement ? De la base mesme de la nature humaine. Sans celle-ci, l’homme serait foncièrement honorable et ne débattrait sans autre but que la recherche de la vérité, et nous serions indifférents, ou du moins n’accorderions qu’une importance secondaire quant au fait que cette vérité desserve les opinions par lesquelles nous avions commencé à discourir ou serve l’opinion de l’adversaire. Cependant, c’est ce dernier point qui nous est primordial. La vanité innée, particulièrement sensible à la puissance de l’intellect, ne souffre pas que notre position soit fausse et celle de l’adversaire correcte.
C’est donc de là que découle cette maxime que d’attaquer un contre argument quand bien mesme celui-ci nous paraist criant de vérité, en espérant que celle-ci n’est que superficielle et qu’au cours du débat un autre argument nous viendra qui pourra endommager la thèse adverse ou confirmer la validité de la notre : nous sommes ainsi comme presque forcés à estre de mauvaise foi, ou du moins fortement enclins à l’estre. La faiblesse de l’intellect et la perversion de la volonté se soutiennent mutuellement.
La pratique et la réflexion quant aux tactiques par lesquelles quelqu’un peut vaincre un adversaire, ou quant à celles que l’adversaire utilise, comptent pour beaucoup dans la maîtrise de cet art. Afin de bien mettre en œuvre la dialectique, il ne faut pas s’attarder sur la vérité objective (qui est l’affaire de la logique) mais simplement la regarder comme estant l’art d’avoir raison, ce qui est, comme nous l’avons vu, d’autant plus aisé que lorsque l’on est d’emblée dans le vrai. Cependant la dialectique en soi ne fait qu’apprendre comment se défendre de tout type d’attaque, et de mesme, comment il peut attaquer une thèse adverse sans se contredire. La découverte de la vérité objective doit être séparée de l’art de faire des phrases gagnant l’approbation.
Certains l’ont définie comme étant la logique des apparences, mais cette définition est fausse, sans quoi elle servirait qu’à réfuter des propositions fausses. Or, mesme quand quelqu’un a raison, il a besoin de la dialectique pour défendre et maintenir sa position. Il lui faut connaistre les stratagèmes malhonnestes afin de savoir comment leur faire face, voire mesme en faire usage lui-mesme afin de frapper son adversaire avec ses propres armes. Ainsi, dans la dialectique doit on écarter la vérité objective, ou plutest, ne la regarder que comme circonstance accidentelle, et ne chercher qu’à défendre sa position et réfuter celle de son adversaire.
Stratagème I - L’extension
Il s’agit de reprendre la thèse adverse en l’élargissant hors de ses limites, en lui donnant un sens aussi général et large que possible tout en maintenant les limites de ses propres positions aussi restreintes que possibles. Car plus une thèse est globale et plus il est facile de lui porter des attaques. Se défendre de cette stratégie consiste à formuler une proposition précise sur le puncti ou le status controversiæ.
Exemple :
Je dis : « Nostre bon Roy Levan est le plus fin stratège du Royaume. »
Mon adversaire tenta alors de donner une instance du contraire et répondit : « Il est bien connu que vostre Levan n'est qu'un piètre bretteur. »
Je réfutai l’attaque en lui rafraischissant la mémoire: « Les passes d'armes ne font pas partie de la stratégie qui est l'art de diriger et de coordonner les actions militaires. »
Mon adversaire le savoit probablement mais avoit tenté de généraliser mon propos afin d’y inclure d'autre analogies au combat et ainsi de me prendre en erreur sur ma thèse.
Inversement, il est possible de défendre ses positions en réduisant davantage les limites dans lesquelles elles s’appliquent initialement, pour peu que notre formulation nous y aide.
Stratagème II - La généralisation des arguments adverses Il s’agit de prendre une proposition relative, et de la poser comme absolue ou du moins la prendre dans un contexte complètement différent et puis la réfuter. L’exemple d’Aristote est le suivant : le Maure est noir, mais ses dents sont blanches, il est donc noir et blanc en même temps. Il s’agit d’un exemple inventé dont le sophisme ne trompera personne. Il faut donc prendre un exemple réel.
Exemple :
Lors d’une discussion concernant la philosophie, j’ai admis que mon système soutenait les averroïstes et les louait. Peu après, la conversation dévia sur Aristote et j’ai maintenu que ses écrits étaient pour certains ridicules, ou du moins, qu’il y avait de nombreux passages où l’auteur écrivait des mots en laissant au lecteur le soin de deviner leur signification. Mon adversaire ne tenta pas de réfuter cette affirmation ad rem, mais se contenta de l’argumentum ad hominem en me disant que je faisais la louange des averroïstes alors que ceux-ci avaient également écrit de nombreuses bestises.
J’ai admis ce fait, mais pour le reprendre, j’ai dit que ce n’était pas en tant que philosophes et écrivains que je louais les averroïstes, c’est-à-dire de leurs réalisations dans le domaine de la théorie, mais en tant qu’hommes et pour leur conduite dans le domaine pratique, alors que dans le cas Aristote, nous parlions des ses théories. Ainsi ai-je paré l’attaque.
Les deux premiers stratagèmes sont apparentés : ils ont en commun le fait que l’on attaque quelque chose de différent que ce qui a été affirmé. Ce serait un ignoratio elenchi de se faire battre de telle façon. Dans tous les exemples que j’ai donné, ce que dit l’adversaire est vrai et il se tient c’est en opposition apparente et non réelle avec la thèse. Tout ce que nous avons à faire pour parer ce genre d’attaque est de nier la validité du syllogisme, c’est-à-dire la conclusion qu’il tire, parce qu’il est en tort et nous sommes dans le vrai. Il s’agit donc d’une réfutation directe de la réfutation per negationem consequentiæ.
Il ne faut pas admettre les véritables prémisses car on peut alors deviner les conclusions. Il existe cependant deux façons de s’opposer à cette stratégie que nous verrons dans les sections III et IV.
Stratagème III - Cacher son jeu Lorsque l’on désire tirer une conclusion, il ne faut pas que l’adversaire voie où l’on veut en venir, mais quand mesme lui faire admettre les prémisses un par un, l’air de rien, sans quoi l’adversaire tentera de s’y opposer par toutes sortes de chicanes. S’il est douteux que l’adversaire admette les prémisses, il faut établir des prémisses à ces prémisses, faire des pré-syllogismes et s’arranger pour les faire admettre, peu importe l’ordre. Vous cachez ainsi votre jeu jusqu’à ce que votre adversaire ait approuvé tout ce dont vous aviez besoin pour l’attaquer.
Exemple:
Je voulais faire apparaistre que la gestion de sa province par le Duc estoit désastreuse.
Je lui lançai: "Vous aurez surement constaté qu'il n'y a plus moyen de trouver du blé sur le marché?"
Il fust bien contraint d'admettre
J'enchainai : "Vous ne me direz tout de mesme pas que la dette du duché a cessé d'augmenter?"
Il fust bien contraint d'admettre
Je poursuivis: "Il ne vous aura pas échappé que trois de vos conseillers ont démissionné dernièrement?"
Il fust bien contraint d'admettre
Je conclus: "Et bien lorsqu'un Duc n'est plus capable de faire l'unité, qu'il endette sa province et affame le bon peuple de France, je pense qu'il seroit plus que temps qu'il lui présente sa démission"
Stratagème IV - Faux arguments On peut, pour prouver une assertion dans le cas où l’adversaire refuse d’approuver de vrais arguments, soit parce qu’il n’en perçoit pas la véracité, soit parce qu’il devine où l’on veut en venir, utiliser des arguments que l’on sait estre faux. Dans ce cas, il faut prendre des arguments faux en eux-mesmes, mais vrais ad hominem, et argumenter avec la façon de penser de l’adversaire, c’est-à-dire ex concessis. Une conclusion vraie peut en effet découler de fausses prémisses, mais pas l’inverse. De mesme, on peut détourner les faux arguments de l’adversaire par de faux arguments qu’il pense estre vrais. Il faut utiliser son mode de pensée contre lui.
Ainsi, s’il est fidèle à la secte Spinoziste à laquelle nous n’appartenons pas, nous pouvons utiliser la doctrine de secte contre lui.
Stratagème V - Postuler ce qui n’a pas été prouvé On fait une petitio principii en postulant ce qui n’a pas été prouvé, soit :
1. en utilisant un autre nom, par exemple « bonne réputation » au lieu de « honneur », « vertu » au lieu de « virginité »
2. en faisant une affirmation générale couvrant ce dont il est question dans le débat : par exemple maintenir l’incertitude de la médecine en postulant l’incertitude de toute la connaissance humaine
3. ou vice-versa, si deux choses découlent l’une de l’autre, et que l’une reste à prouver, on peut postuler l’autre
4. si une proposition générale reste à prouver, on peut amener l’adversaire à admettre chaque point particulier.
Stratagème VI - Atteindre le consensus par des questions Si le débat est conduit de façon relativement stricte et formelle, et qu’il y a le désir d’arriver à un consensus clair, celuy qui formule une proposition et veut la prouver peut s’opposer à son adversaire en posant des questions, afin de démontrer la vérité par ses admissions. Cette méthode érothématique était particulièrement en usage chez les Anciens, et quelques stratagèmes développés plus loin y sont associés.
L’idée est de poser beaucoup de questions à large portée en mesme temps, comme pour cacher ce que l’on désire faire admettre. On soumet ensuite rapidement l’argument découlant de ces admissions : ceux qui ne sont pas vif d’esprit ne pourront pas suivre avec précision le débat et ne remarqueront pas les erreurs ou oublis de la démonstration.
Stratagème VII - Fascher l’adversaire Provoquez la colère de votre adversaire : la colère voile le jugement et il perdra de vue où sont ses intérests. Il est possible de provoquer la colère de l’adversaire en estant injuste envers lui à plusieurs reprises, ou par des chicanes, et en estant généralement insolent.
Stratagème VIII - Prendre avantage de l’antithèse
Si vous vous rendez compte que votre adversaire respond par la négative à une question à laquelle vous avez besoin qu’il responde par la positive dans votre argumentation, interrogez-le sur l’opposé de votre thèse, comme si c’était cela que vous vouliez luy faire approuver, ou donnez-luy le choix de choisir entre les deux afin qu’il ne sache pas à laquelle des deux propositions vous voulez qu’il adhère.
Stratagème IX - Généraliser ce qui porte sur des cas précis Faites une induction et arrangez vous pour que votre adversaire concède des cas particuliers qui en découlent, sans luy dire la vérité générale que vous voulez luy faire admettre. Introduisez plus tard cette vérité comme un fait admis, et, sur le moment, il aura l’impression de l’avoir admise lui-mesme, et les auditeurs auront également cette impression car ils se souviendront des nombreuses questions sur les cas particuliers que vous aurez posé.
Stratagème X - Choisir des métaphores favorables Si la conversation porte autour d’une conception générale qui ne porte pas de nom mais requiert une désignation métaphorique, il faut choisir une métaphore favorable à vostre thèse. Ainsi, par exemple, le nom du feu PARS (Parti de l'Action et de la Réforme de la Société) utilisé pour désigner l'un des plus grands partis de l'Hisoire politique françoyse fust manifestement choisis par les fondateurs de celuy-ci.
Le terme Cistercien fut choisi par le Cistercien, ainsi que le terme rebouteux par le rebouteux, mais nous, Aristotéliciens les appellons hérétiques.
On peut agir de mesme pour les termes ayant des définitions plus précises, par exemple, si votre adversaire propose une innovation, vous l’appellerez une « Nouveauté » car ce terme est péjoratif. Si vous estes celuy qui fait une proposition, ce sera l’inverse.
Dans le premier cas, vous vous référerez à votre adversaire comme étant « l’ordre établi », dans le second cas, comme « préjugé désuet ».
Ce qu’une personne impartiale appellerait « culte » ou « pratique de la religion » seroit désigné par un partisan comme « piété » ou « bénédiction divine » et par un adversaire comme « bigoterie ». Au final, il s’agit là d’un petitio principii : ce qui n’a pas été démontré est utilisé comme postulat pour en tirer un jugement.
Là où une personne parle de « mise aux arrests », une autre parlera de « mettre sous les verrous ». Un interlocuteur trahira ainsi souvent ses positions par les termes qu’il emploie. De tous les stratagèmes, celuy-ci est d'insctinct le plus utilisé.
L’un parlera de « Zèle religieux » là où un autre parlera de « fanatisme ».Galanterie donneroit adultère, équivoque donneroit salace, « par l’influence et les connections » donneroit « par les pots-de-vin et le népotisme », etc.
Stratagème XI - Faire rejeter l’antithèse Pour que nostre adversaire accepte une proposition, il faut également luy fournir la contre-proposition et luy donner le choix entre les deux, en accentuant tellement le contraste que, pour éviter une position paradoxale, il se ralliera à notre proposition qui est celle qui paraist le plus probable.
Par exemple, si vous voulez luy faire admettre qu’un garçon doit faire tout ce que son père lui dit de faire, posez lui la question : « Faut-il en toutes choses obéir ou bien désobéir à ses parents ? »
Stratagème XII - Clamer victoire malgré la défaite Il est un piège effronté que vous pouvez poser contre votre adversaire : lorsque votre adversaire aura répondu à plusieurs questions, sans qu’aucune des réponses ne se soient montrées favorables quant à la conclusion que vous défendez, présentez quand mesme votre conclusion triomphalement comme si votre adversaire l’avait prouvée pour vous. Si votre adversaire est timide, ou stupide, et que vous vous montrez suffisamment audacieux et parlez suffisamment fort, cette astuce pourroit facilement réussir. Ce stratagème est apparenté au fallacia non causæ ut causæ.